Technique de tracé

Tous les tracés sont établis sur la base d’éléments fiables, comme par exemple les planches de reproduction originales fournies par les musées, des scans, posters et relevés dimensionnels compilés par des experts. Néanmoins, ces éléments ne sont jamais directement exploitables. Tracer un moule de violon ne consiste pas à décalquer bêtement les contours d’une photo ou à reproduire un scan en 3D, c’est une opération complexe qui demande des semaines de travail et qui s’apparente parfois à une véritable enquête de police.

 

 

Superposition d’une photo de volute et du cadre correspondant aux dimensions relevées. On constate de gros écarts, dus aux distorsions optiques d’une part et à l’imprécision des mesures d’autre part.

Tout d’abord, Il y a souvent un important travail de retouche des images par des moyens digitaux pour éliminer les distorsions optiques très fréquentes. Il est vrai que la photo numérique et les algorithmes de traitement ont permis des progrès importants : les posters édités récemment sont souvent bien plus exploitables que ceux d’il y a vingt ans. Mais malgré cela, il reste toujours des incohérences plus ou moins marquées entre les images ou scans et les relevés dimensionnels. Il faut alors faire des recherches, croiser les sources, comparer et comprendre ce qui cloche pour finalement décider des corrections à apporter, soit aux images, soit aux dimensions finales. En général, les zones «plates» comme le contour de la caisse sont assez simples à corriger car les distorsions optiques y sont assez prévisibles, mais pour les zones en relief comme la volute, ça peut vite tourner au cauchemar.

 

A ce stade, il est très utile de se raccrocher aux méthodes de tracé originales des moules et des différentes partie de l’instrument afin d’interpréter les écarts visibles. Pour cela, je m’appuie beaucoup sur les travaux de François Denis, mais pas uniquement. Il m’arrive de redécouvrir des méthodes de tracé qui n’avaient jamais été décrites, notamment pour la zone des Cs et des coins.

 

Ensuite, une fois les sources fiabilisées, il faut passer du temps à les interpréter pour comprendre ce qui doit être gardé et ce qui doit être corrigé.

Les déformations mécaniques de l’instrument, notamment, doivent être éliminées. Il est connu, que la table se déforme en son centre sous la poussée de l’âme et dans ses zones hautes et basses sous la compression exercée par les cordes. Mais ces phénomènes se traduisent aussi en 3D avec des conséquences plus ou moins fortes sur le contour de la caisse, sur le renversement du manche, sur la longueur de l’instrument, etc. Et cela n’est pas toujours prévisible et peut varier d’un instrument à l’autre en fonction du bois, des épaisseurs, du diapason, du tirant des cordes…

 

Une méthode de tracé parmi d’autres, avec un raffinement de la zone des Cs proche de ce que faisait Stradivari

Quoi qu’il en soit, si l’on reproduisait à l’identique un instrument déjà déformé, alors ces déformations continueraient de s’amplifier une fois l’instrument monté et joué, jusqu’à le transformer en un infâme Quasimodo. Il est donc important que le moule et les gabarits soient basés sur les formes de l’instrument avant déformation.

De la même façon, l’instrument peut avoir subi des réparations ou des modifications qu’il faut savoir détecter et interpréter pour décider ou non de les corriger. Les nombreux détablages / retablage, par exemple, finissent pas diminuer la hauteur des éclisses. Celles-ci peuvent avoir été rehaussées…ou pas…ou trop…C’est très important de retrouver quelle était la hauteur d’origine car cela modifie directement le volume d’air intérieur, donc sa fréquence propre. La géométrie du manche est également un sujet très épineux : la quasi totalité des instruments antérieurs au XVIIIème siècle ont eu leur manche remplacé, pour les passer du montage baroque au montage classique. Cette opération a pu occasionner des modifications du diapason et de l’angle de renversement, afin de préserver (ou non) l’équilibre mécanique, en fonction du nouveau jeu de corde utilisé. La distance du sillet au bord de caisse peut alors s’éloigner du standard de 130 mm qui fournit pourtant un repère ergonomique important au musicien. Il faut alors comprendre la logique qui a été suivie et décider de s’y tenir ou non. Sur les altos, ces modifications sont encore plus difficiles à interpréter. Dans tous les cas, il faut alors passer par un calcul précis de l’équilibre mécanique de l’instrument pour établir le gabarit final du manche car d’infimes variations d’angle et de longueur peuvent changer radicalement le comportement.


Enfin, certaines irrégularité ou singularités de l’instrument sont au contraire le résultat du travail du maître. Elles sont là depuis l’origine et il peut être souhaitable de les conserver car elles contribuent entièrement à la personnalité de l’instrument, aussi bien sur le plan esthétique que fonctionnel. L’asymétrie des coins ou des ouïes en est un bon exemple : leur position et leur courbure. Mais c’est tout le profil de la couronne d’éclisse qu’il faut considérer car certains maîtres, comme Guarneri Del Gesu, semblaient user et abuser de la technique qui consiste à la déformer après démoulage, afin de produire des instruments plus ou moins larges, longs ou même déformés suivant une diagonale. Il serait naïf de croire que ces singularités étaient le fruit du hasard ou d’une mauvaise maitrise des techniques de construction, il est probable qu’elles étaient totalement délibérées. Par contre, vous seul pouvez juger de la nécessité  ou non de les reproduire sur l’instrument que vous construisez. Et vous seul pouvez aussi décider de la façon de les reproduire le cas échéant.

Les maîtres travaillaient avec des outils géométriquement parfaits et créaient les asymétries lors de la construction, mais vous préfèrerez peut-être utiliser un moule créé spécifiquement pour reproduire précisément ces asymétries. C’est la raison pour laquelle, je m’attache toujours à proposer deux types de tracés différents lors de la construction des moules et des gabarits :

Tracé «Géométrique»

C’est le choix à privilégier pour créer des instruments géométriquement «parfaits» ou lorsque vous souhaitez appliquer vos propres techniques pour créer les asymétries lors de la construction. Il correspond à une reproduction parfaite, sans usure ni déformation ni approximation du moule original utilisé par le maître. Nul doute que Stradivari et ses collègues auraient utilisé la CAO et l’usinage à commande numérique pour construire leurs outils s’ils avaient pu, à en juger par le soin et la grande précision qu’ils y consacraient.

Les axes de construction sont parfaitement centrés et perpendiculaires et le tracé est une succession d’arcs de cercles qui suit les proportions et les règles connues de l’époque ou redécouvertes pour l’occasion.

Bien sûr, les outils Géométriques sont plus faciles à exploiter tout le long de la construction car tout est parfaitement aligné et symétrique, vous n’avez pas de question à vous poser.

 

Tracé «Asymétrique»

C’est le choix pertinent lorsqu’on souhaite reproduire un instrument célèbre en incluant avec la plus grande fidélité possible toutes les asymétries et singularités qui forment sont caractère propre. Ici ce n’est plus le luthier qui créé ces singularités, mais le moule et les gabarits. Il suffit de suivre soigneusement les règles de constructions traditionnelles avec la plus grande précision possible pour que le résultat final soit totalement conforme au modèle.

Le tracé est constitué de courbes splines très tendues basées sur la forme du modèle, après correction de toutes les déformations mécaniques indésirables.

Attention. Utiliser des outils dont les axes ne sont pas centrés par rapport au contour peut être déroutant. Une bonne maitrise des techniques de lutherie est souhaitable pour comprendre comment agencer la géométrie globale de l’instrument, par exemple lors du tracé des contours de la table et du fond, du positionnement des ouïes ou de l’alignement du manche.

 

Gabarit d’ouïes

Tracer un gabarit d‘ouïes est une opération assez complexe si l’on veut faire les choses bien. J’ai vu beaucoup de gens se contenter de décalquer le contour des ouïes sur une photo et s’en servir ensuite comme gabarit. Evidemment, la courbure de la table rend une telle méthode très imprécise. Pourtant, la forme des ouïes et leur positionnement a un impact important sur le son et sur les propriétés mécaniques de cette zone centrale qui est la plus mobile du violon. Il est donc crucial d‘y consacrer le plus grand soin.

Ici aussi, la CAO est d’un grand secours. Ma méthode consiste à tracer en 2D le contour des ouïes et les bords de la table, à partir d’une photo soigneusement redressée et corrigée. Je dessine ensuite en 3D la voûte de la table, puis je projette mon tracé orthogonalement sur cette voûte. Je déplie ensuite le tracé obtenu sur la voûte pour le remettre à plat. Je peux ensuite retravailler ce tracé pour reconstituer les diamètres précis des perçages et les relier aux courbes.

Le gabarit final est découpé au laser dans un film souple et transparent. Il est très simple à utiliser et très précis puisqu’il suffit de l’appliquer sur la voûte de la table en le positionnant par rapport aux bords.

Bien entendu, je fabrique des gabarits d’ouïe «Géométriques» ou «Asymétriques» selon le type de kit dans lequel il seront utilisés.

Volute

Si la forme de la volute n’a pas d’impact direct sur le son ou l’ergonomie de l’instrument, elle participe grandement à son esthétique et à sa personnalité. Il serait donc dommage de la bâcler.

Plus que pour toute autre partie de l’instrument, la notion de tracé «Géométrique» ou «Asymétrique» prend ici tout son sens car les volutes des grands maîtres étaient presque toujours très asymétriques.

Toujours dans la même logique, un gabarit de tête Géométrique est donc tracé de façon théoriquement parfaite et le luthier devra le décaler lorsqu’il trace chaque côté afin de créer l’asymétrie. A l’inverse, une paire de gabarits de tête Asymétrique est construite de sorte que le décalage soit déjà créé entre les gabarits de gauche et de droite et il suffira de les positionner de façon rigoureusement identique.

Le tracé des volutes est une science à part entière, on pourrait y consacrer une vie ! Heureusement, il existe pas mal de travaux sur la question. J‘utilise beaucoup la méthode de tracé élaborée par Kevin Kelly, mais en faisant varier (parfois très fortement) le motif de base afin que le résultat colle parfaitement aux mouvements particuliers voulus par le maître. Chaque cas est différent et il faut souvent se tordre le cerveau pour retrouver le tracé original en modifiant le motif de base et l’ordre des points.

Mais le jeu en vaut la chandelle car cette méthode présente l’immense avantage de créer une spirale parfaitement régulière et progressive, ce qui est quasiment impossible à atteindre en bricolant avec des courbes splines.

Motif de base le plus simple pour tracer une volute selon la méthode de Kevin Kelly. Les points numérotés représentent la position des centres des arcs de cercle.
Tracé basique de la volute avec la méthode de Kevin Kelly. Dans la pratique, seules les premières volutes sous la dynastie des Amati étaient aussi régulières. Les maîtres suivants ont développé des tracés beaucoup plus fantaisistes.
Variante décrite par Kevin Kelly qui permet de créer une compression locale de la dernière spire en déplaçant le centre du septième arc sur celui du troisième. Ce n’est qu’un timide petit aperçu des variantes mises en oeuvre sur les volutes des grands maîtres, souvent bien plus complexes.